Quelque chose du dedans
 

La curiosité des Gadjé à l’égard des Tsiganes est insatiable. À les voir, depuis plus de cinq siècles, vivre sous nos yeux, nous nous sommes persuadés de les connaître. N’aurions-nous pas plutôt échafaudé des croyances sans fondement?

Ils nous fascinent, les Tsiganes, leur allure exotique égaye la banalité de notre environnement. Mais, ne pouvant nous-mêmes échapper à la morne succession des jours, nous avons vite fait d’échafauder des fantasmes susceptibles d’abolir une attirance qui risquerait de nous mettre en péril : leurs mœurs ne peuvent qu’être sauvages, leur supposée richesse, affichée dans un quotidien parfois misérable, serait nécessairement suspecte…

Ainsi avons-nous fabriqué une image du monde tsigane, éloignée de la réalité mais révélatrice de nos propres fantasmes. Des fantasmes de liberté, secrétés par une société policée, laborieuse, prise dans le carcan des institutions et des lois. Des fantasmes de différence, qui font écho à la filiation énigmatique des Tsiganes, à leur origine exotique supposée et à leurs mœurs évocatrices d’autres cultures. Ces fantasmagories romantiques apparaissent comme par hasard au XIXème siècle, elles arrivent à point pour assouvir le désir de dépaysement d’une société bourgeoise où l’on s’ennuie.

Le Tsigane qui, depuis des siècles, vit autrement parmi nous, cet « étranger de l’intérieur » est un candidat idéal pour réactiver en permanence l’obsession séculaire de la différence. Placée sur le plan religieux, la différence était négociable, par la conversion. Quand, plus tard, on l’a placée sur le plan racial, on l’a, de fait, décrétée irréversible. Aussi, à partir du xxème siècle, ce fantasme de différence va-t-il s’exaspérer en un fantasme racial et trouver un prolongement tragique dans l’expérimentation eugéniste qui aboutit à l’extermination de centaines de milliers de Tsiganes dans les camps de concentration nazis.

Les Tsiganes, eux, ont une longue expérience de notre curiosité, ils s’en accommodent, se confrontant au regard des Gadjé dans l’exercice des activités où il est avantageux de se conformer à l’image stéréotypée mais flatteuse de la Bohémienne diseuse de bonne aventure, du Tsigane musicien ou de la Gitane danseuse… Ailleurs, ils se font invisibles, là où, précisément, se manifeste l’identité tsigane : dans la recherche de travail, dans la conclusion des alliances et le règlement des affaires intérieures ou dans les relations avec les morts…

Le peuple tsigane semble avoir trouvé le moyen de préserver sa culture, mais nous avons de bonnes chances de ne rien en connaître, aveuglés que nous sommes par notre propre fascination comme par nos préjugés. Pour dépasser cette double illusion et appréhender cette culture, ou du moins tenter de la mieux comprendre, il faudrait pouvoir accéder à l’intimité tsigane. Les photographies de Michèle Brabo nous y invitent.

M.T.